Pourquoi l’archange Gabriel n’a-t-il pas retenu mon bras lorsque je m’apprêtais à trancher la gorge de ce bébé brûlant de fièvre ? Pourtant de toutes mes forces, j’ai cru que jamais ma lame n’oserait effleurer ce cou frêle, à peine plus gros qu’un poignet de mioche. La pluie menaçait d’engloutir la terre entière, ce soir-là. Le ciel fulminait. Longtemps, j’ai attendu que le tonnerre détourne ma main, qu’un éclair me délivre des ténèbres qui me retenaient captif de leurs perditions, moi qui étais persuadé d’être venu au monde pour plaire et séduire, qui rêvais de conquérir les cœurs par la seule grâce de mon talent.

Il est 6 heures du matin, et le jour n’a pas assez de cran pour s’aventurer dans les rues. Depuis qu’Alger a renié ses saints, le soleil préfère se tenir au large de la mer, à attendre que la nuit ait fini de remballer ses échafauds.

Les policiers ne tirent plus. J’en vois un embusqué derrière une buanderie, en haut d’un taudis. Il nous observe à travers la lunette de son fusil, le doigt sur la détente. En bas, dans la cité assiégée, hormis un véhicule blindé et deux voitures aux vitres éclatées, pas un signe de vie.

L’immeuble a été évacué aux premières heures de l’accrochage, dans une panique apocalyptique. Malgré les appels au calme, les cages d’escalier retentissaient de hurlements de femmes et d’enfants à chaque rafale. Ali a été touché au moment où il tentait de voir ce qui se passait sur le palier. L’œilleton lui a explosé à la figure. Il est tombé à la renverse, éborgné, l’arrière de la tête arrachée. Ensuite, un silence abyssal a gagné les couloirs désertés. On a coupé le gaz et l’électricité, puis l’eau courante. Pour nous isoler. Nous avons essayé plusieurs manœuvres de diversion, en vain. Un officier nous a sommés de déposer les armes et de nous rendre. Je l’ai traité de fumier de renégat, et j’ai vidé un chargeur dans sa direction. Tant pis pour vous, a crié l’officier. Il y avait un tel mépris dans sa voix !…

C’est fini. Les prophètes nous ont lâchés. Nous sommes faits comme des rats. Tout chavire autour de nous. On dirait que le monde prend un malin plaisir à s’effilocher, à nous filer entre les doigts comme des volutes de fumée.

De l’appartement où mon groupe s’est retranché, il ne reste pas grand-chose. Les fenêtres ont sauté, les murs se sont écaillés sous la frénésie des balles. Rafik ne bouge plus. Il gît dans une mare de sang, les yeux hagards et le cou ridiculement tordu. Doujana fixe le plafond, déchiqueté par une grenade. Handala est mort dans le vestibule, visage tourné contre sa chaussure, doigts crispés sur le sol. Son jeune frère a succombé à 3 heures du matin. Seul Abou Tourab respire encore, effondré sous l’évier dans la cuisine, son fusil à pompe sur les genoux.

Il m’adresse un clin d’œil dérisoire.

– Je t’avais dit que ce n’était pas une bonne idée.

Son regard halluciné s’écarquille de souffrance. Sa poitrine se contracte. Il doit aller au plus profond de lui-même chercher la bouffée d’air qui l’aide à déglutir. Avec infiniment de précautions, il tend la jambe vers une chaise et se déporte sur le côté pour me faire face.

– Si tu voyais ta gueule, halète-t-il. On dirait un ramoneur coincé dans une cheminée.

– Ménage-toi, lui conseillé-je.

Un petit rire nerveux le secoue :

– C’est vrai, un long voyage nous attend.

Un filament de salive pendouille de sa lèvre avant d’atteindre sa barbe dans un frisson élastique. De la main droite, il écarte sa chemise ensanglantée sur la monstrueuse plaie en train de lui dévorer le flanc.

– J’ai les tripes en l’air, et je ne ressens rien.

Dehors, la progression d’un engin chenillé fait vibrer les murs.

– Ils ramènent la grosse artillerie.

– Je m’en doutais un peu... Crois-tu que l’on se souviendra de nous ?

Ses prunelles quasiment vitreuses s’éclairent un instant d’une lueur chancelante. Il crispe les mâchoires et maugrée :

– Et comment ! On ne nous oubliera jamais. Il y aura nos noms dans les manuels, et sur les monuments. Les scouts chanteront nos louanges au fond des bois. Les jours de fête, on déposera des gerbes sur nos tombes. Et pendant ce temps, que font les glorieux martyrs ?… Nous paissons tranquillement dans les jardins éternels.

Mon regard désapprobateur l’amuse. Il sait combien j’ai horreur du blasphème. D’habitude, on fait attention à ce que l’on débite devant moi. Pour la première fois, Abou Tourab, le plus fidèle de mes hommes, ose agacer ma susceptibilité. Il s’essuie le nez sur son épaule, revient me persécuter avec ses yeux d’outre-tombe. Sa voix caverneuse m’atteint dans un souffle dépité :

– Là-haut, nous n’aurons qu’à claquer des doigts pour voir nos vœux exaucés. Nous choisirons notre harem parmi les contingents de houris qui peuplent l’Éden et, chaque soir, à l’heure où les anges rangent leurs flûtes, nous irons cueillir des soleils par paniers entiers dans les vergers du Seigneur.

Les tireurs d’élite du GIS envahissent les terrasses alentour et rejoignent leurs postes par bonds lestes et précis, aussi insaisissables que les ombres.

– Ne t’approche pas trop de la fenêtre, émir. Tu risques d’attraper froid.

Des sirènes retentissent au loin, se glissent à travers les échancrures du quartier et viennent submerger notre refuge. Abou Tourab fronce un sourcil et se met à battre faiblement la mesure avec son doigt.

– L’ultime symphonie… Tiens, voilà que je trouve des noms à n’importe quoi, subitement. L’Ultime Symphonie… Si on m’avait payé toutes les fortunes de la terre, je n’aurais pas trouvé un titre pareil à tête reposée. J’ignorais que la proximité de la mort donnait du talent.

– Ne me distrais pas.

– J’ai raté ma vocation…

– Tu vas la boucler.

Il rit, se tait pendant deux minutes puis, la main étreignant son arme, il récite :

– « De mes torts, je n’ai pas de regrets. De mes joies, aucun mérite. L’Histoire n’aura que l’âge de mes souvenirs, et l’Éternité la fausseté de mon sommeil »… Purée ! Il en avait là-dedans, Sid Ali, c’était un vrai poète… C’est pas croyable comme les gens sont imprévisibles. Je le prenais pour un attardé, une espèce de chiffe molle, et, au moment de vérité, il te sort d’on ne sait où un courage à te couper en deux. Tu te rappelles ? Il a refusé de se mettre à genoux. Il n’a même pas frémi lorsque je lui ai enfoncé mon flingue dans la tempe. Vas-y, qu’il a dit, j’suis prêt. Sa tête a pété comme un énorme furoncle. Et ça n’a pas entamé d’un millimètre son putain de sourire.

Non, je ne me rappelle pas. Je n’étais pas là. Mais je n’ai pas oublié.

Comment peut-on oublier lorsqu’on passe ses jours à travestir sa mémoire, et ses nuits à la reconstituer comme un puzzle maudit pour se remettre dès l’aube, à la brouiller encore, et encore ?… Tous les jours. Toutes les nuits. Sans arrêt…

On appelle cela obsession, et l’on pense que le mot suffit à triompher de l’abîme.

Que sait-on, vraiment, de l’obsession ?

J’ai tué mon premier homme le mercredi 12 janvier 1994, à 7 h 35. C’était un magistrat. Il sortait de chez lui et se dirigeait vers sa voiture. Sa fille de six ans le devançait, les tresses fleuronnées de rubans bleus, le cartable sur le dos. Elle est passée à côté de moi sans me voir. Le magistrat lui souriait, mais son regard avait quelque chose de tragique. On aurait dit une bête traquée. Il a sursauté en me découvrant tapi dans la porte cochère. Je ne sais pas pourquoi il a continué son chemin comme si de rien n’était. Peut-être a-t-il pensé qu’en feignant d’ignorer la menace, il avait une chance de la repousser. J’ai sorti mon revolver et me suis dépêché de le rattraper. Il s’est arrêté, m’a fait face. En une fraction de seconde, son sang a fui son visage et ses traits se sont effacés. Un moment, j’ai craint de me tromper sur la personne. « Khodja ? lui ai-je demandé.

– Oui », m’a-t-il répondu d’une voix sans timbre. Sa naïveté – ou son assurance – m’a fait fléchir. J’ai eu toutes les peines du monde à lever le bras. Mon doigt s’est engourdi sur la détente. « Qu’est-ce que tu attends ? m’a crié Sofiane. Descends-moi ce fils de pute. » La fillette ne paraissait pas saisir tout à fait. Ou refusait d’admettre son malheur. « Ce n’est pas vrai, me harcelait Sofiane. Tu ne vas pas te dégonfler maintenant. Ce n’est qu’un pourri. » Le sol menaçait de se dérober sous moi. La nausée me submergeait, enchevêtrait mes tripes, me tétanisait. Le magistrat a cru déceler, dans mon hésitation, la chance de sa vie. S’il était resté tranquille, je crois que je n’aurais pas eu la force d’aller plus loin. Chaque coup de feu m’ébranlait de la tête aux pieds. Je ne savais plus comment m’arrêter de tirer, ne percevais ni les détonations ni les cris de la petite fille. Pareil à une météorite, j’ai traversé le mur du son, pulvérisé le point de non-retour : je venais de basculer corps et âme dans un monde parallèle d’où je ne reviendrais jamais plus.

Abou Tourab se met à tousser. Un spasme fulgurant le rejette en arrière. Il s’agrippe à sa crosse, allonge les jambes dans un gémissement. Son urine gicle à travers son pantalon et se répand sur le sol.

– Manquait plus que ça ! Voilà que je fais dans mon froc, maintenant. Les taghout vont penser que je suis un trouillard. Qu’est-ce qu’ils foutent, mes anges gardiens ? Ça leur suffit pas que je crève.

– Tu vas la fermer, bordel !

Il se tait.

L’engin chenillé investit le square, le canon pointé vers notre planque. Pour la dernière fois, rendez-vous, hurle-t-on dans un haut-parleur.

– Purée ! s’essouffle Abou Tourab. En Afghanistan, ça se passait autrement. À chaque fois que les moudjahidin étaient pris au piège, des tempêtes de sable se déchaînaient pour couvrir leur retraite, des pannes mystérieuses immobilisaient les tanks ennemis et des nuées d’oiseaux s’attaquaient aux hélicoptères soviétiques… Pourquoi on n’a pas droit au miracle, chez nous ?

Il porte le canon de son fusil à sa tempe. Son sourire s’étire, grotesque et pathétique à la fois. Je le regarde comme dans un rêve, n’essaye même pas de le dissuader.

– Je passe devant, chef. Sait-on jamais…

La détonation emporte son crâne dans un effroyable éclatement de chair et de sang, plaquant des grumeaux de cervelle contre le plafond et déclenchant une fusillade nourrie à l’extérieur.